Ce qui me frappa en premier lieu, ce fut le silence. Et puis le désordre. Il y avait plein de papiers par terre, des dossiers renversés…
J’étouffais une exclamation. Qu’est-ce que tu avais fait, Jay, ici ? Où était passé le personnel ?
Je progressais prudemment dans le hall puis je montais à l’étage. Là aussi, il y avait du désordre…. Et des grandes taches sur la moquette, près de la salle de réunion. J’avalais ma salive avec difficulté et j’ouvris la porte.
Tous les dirigeants de Newborn, « le conseil des sages » étaient réunis là en une parodie de réunion, installés sur les chaises. Mais ils étaient tous mort, une expression de terreur absolue sur le visage. Ambre Princeton, la Maire, les parents de Raphaël… J’aperçus même le Directeur, Ashaya Vassanali, une stupeur intense sur le visage. Un seul corps était abimé, couvert de sang. Je ne reconnus Jonathan Merrin qu’à sa tignasse rousse. Je restais un instant sans rien dire puis je refermais doucement la porte. Je me demandais si Emma, du fond de sa tombe était satisfaite de la vengeance de sa créature. Peut-être que cela la réchauffait un peu…
Je flageolais sur mes jambes et je dus me tenir un instant au mur. Je fermais les yeux puis les rouvrit. Où était-donc ce maudit androïde ? A quel jeu jouait-il ?
Et puis, je sus. Bien évidemment, le bureau du directeur. Je montais l’escalier doucement. Et, à travers la porte du bureau, je le vis. Jay était dans le fauteuil d’Ashaya et me regardait avancer. Ses yeux gris métalliques me transperçaient jusqu’au plus profond de moi et il me fallut bien du courage pour avancer jusqu’à lui et m’asseoir dans le fauteuil en face de lui.
Pour éviter de me tétaniser, j’attaquais.
- Alors, ta vengeance est complète maintenant ?
- Ils étaient tous coupables de la mort d’Emma. Tous.
Je restais un instant sans rien dire. Ainsi donc, ce que je soupçonnais était vrai. Emma avait été assassinée.
- Qui a tué Emma, Jay ?
- Matériellement parlant, c’est Jonathan Merryn qui l’as tué. Sur ordre de Louis.
- Jonathan ?!!!
J’étais choquée. Jonathan. Et dire qu’il y a à peine quelques jours, je discutais et je riais avec lui comme si de rien était, alors qu’il avait le sang d’Emma sur les mains.
- Pourquoi est-elle morte ?
- Elle allait tout révéler à la presse de ce qu’il se passait à Newborn. Elle ne pouvait pas laisser Louis continuer sa campagne pour la Présidence. Et lui ne pouvait pas la laisser parler.
- …. Mais, lui, Louis, il est mort tranquillement. C’est injuste !
- Qui te dis, Allie, qu’il est mort sereinement ?
Jay me renvoya un sourire féroce.
- Tu l’as tué ? … Mais… mais, je ne comprends pas. A l’époque tu étais bridé… Tu ne peux pas faire de mal aux humains.
- Allie, Allie, Allie… Oublie les romans d’Isaac Asimov et ses trois lois de la Robotique. On parle de moi, là. Pas d’un robot ordinaire. Certes, on m’a bridé pour éviter que je fasse du mal directement aux humains. Mais on ne m’a pas ordonné non plus d’aider les humains… Louis est mort d’un infarctus, mais je l’ai un peu aidé… Il s’est effondré sur le sol et m’a demandé d’aller lui chercher sa boite de médicament. Et je lui ai dit non. Il était là, à mes pieds, en train de se tordre de douleur…. Comment vous dites, vous les humains ? C’était jouissif ! Il est mort dans d’atroces souffrances en sachant que je ne bougerais pas le petit doigt…
Jay me regardait, la mine d’apparence innocente. Quel machiavélisme là-dedans. Et, en même temps, j’étais plutôt contente que Louis ne soit pas mort tranquillement. Cette question étant réglée, il m’en restait encore une autre.
- Il y a une chose que je ne comprends pas… Pourquoi Silicon Intelligence voulait créer une I.A. militaire alors que l’entreprise t’avait, toi.
- Très bonne question en effet. Pourquoi donc Silicon Intelligence, qui une I.A. consciente et très intelligente, moi donc, à sa disposition, doit-elle demander à ses meilleurs ingénieurs de venir pour réaliser une I.A. militaire ? … Tout simplement parce que je ne voulais plus coopérer avec eux. A partir du moment où Emma a été assassiné, je n’ai plus coopéré. Et ils ne pouvaient guère me contraindre de quelque façon que ce soit. Je ne suis pas un homme, je ne mange pas, je ne bois pas, je ne réclame pas de salaire… La vérité était que je commençais à devenir embarrassant pour tout le monde à Newborn. Que se soit l’entreprise ou la ville. Ils ne pouvaient pas me faire travailler. Mais ils ne pouvaient pas non plus me lâcher dans la nature, au vu de ce que j’étais et aussi de ce que j’aurais pu révéler de tout ce qu’il se passait ici… J’ai compris très vite qu’ils avaient l’intention de se débarrasser de moi, d’une manière ou d’une autre. Tant que j’étais bridé, je ne pouvais rien faire. Mais toi, la meilleure amie d’Emma, pouvait faire quelque chose. Alors, j’ai ressorti ton dossier et je l’ai envoyé sur l’ordinateur d’Ashaya. Celui-ci t’a ensuite fait revenir à Newborn.
J’ouvris de grands yeux et eut un cri étranglé.
- Tu… Tu veux dire que c’est à cause de toi si je suis revenue ici ?
Jay me fit un grand sourire de gamin.
- Bien sûr. Et tu m’as libéré.
- Tu m’as un peu, beaucoup forcé la main.
- L’aurais-tu fait si tu avais su la vérité ?
- Non, bien sûr que non.
- Alors, tu vois ma façon de procéder était la meilleure chose à faire.
Je ne pus m’empêcher de le fusiller du regard, même si je savais que quelques portes plus loin, il y avait tous les corps des personnes qu’il avait tué de ses propres mains. Pour l’instant, ma colère était plus forte que ma peur.
- S’il y a quelque chose qui te définit assez c’est bien ton arrogance !
Il eut un petit ricanement puis son sourire disparut et son regard devint plus intense. Je me sentis soudain mal à l’aise d’être ainsi observée et j’avalais ma salive avec difficulté. Il fallait que je parle, ce silence et ses yeux commençaient à me faire perdre tous mes moyens.
- Et maintenant, que vas-tu faire ?
- Je vais détruire Newborn.
Aucune hésitation dans le ton. Je savais qu’il le ferait, il en avait les moyens maintenant.
- Je vais détruire Newborn, raser cette ville et n’en laisser que la poussière. Et ensuite, je prendrais le contrôle de tous les états de ce continent.
- On… on va bien pouvoir t’arrêter.
- Vraiment ? Et qui ? Toi, peut-être ?
- Heu…
Il se pencha vers moi et je me reculais, une sueur froide me dégoulinant soudain le long de la tempe. Il eut son éternel petit sourire en coin puis il se leva de son fauteuil. Il contourna le bureau et vint se planter à côté de moi.
- Tu vois, Allie, je suis un androïde conscient. Une machine qui a pris vie. Vous devriez être heureux, vous les humains, qui vous plaigniez d’être la seule espèce intelligente sur Terre. Mais évidemment, cela ne va pas être sans contrainte. Contrairement aux autres espèces qui ont disparu, tel l’homme de Néandertal, pour vous laisser la place, moi, je ne laisserais personne empiéter sur mon droit de vivre sur cette planète.
- Tu… Tu veux nous dominer ?
Jay haussa un sourcil moqueur.
- Dominateur, moi ? … Ma foi, tu as raison, Allie, oui, je suis dominateur. Je vais vous apprendre un peu plus l’humilité à vous humains. Vous allez devoir être un peu plus modeste devant une autre intelligence. Je ne suis pas une sous-espèce ou un esclave à commander et j’entends bien vous le faire comprendre.
- Cela… Cela ne va pas être possible...
- Vous apprendrez. D’une façon ou d’une autre, vous apprendrez. Encore une fois, n’est-ce pas ce que vous souhaitiez, vous, humains ? Faire la rencontre d’une autre intelligence ? Eh bien, votre vœu est exaucé !
Et, en disant cette dernière phrase, Jay eut un rictus féroce. Je déglutis nerveusement. Si j’en avais eu les moyens, malgré ce que cela m’en aurait coûté, je l’aurais détruit instantanément.
Et pourtant… Ma peur était mêlée d’une grande fascination. Jay était aussi un de mes rêves personnifié : une I.A. consciente. Mais… pas lui… pas de cette façon…
Jay releva la tête un instant, semblant écouter un bruit que lui seul entendait puis il reporta son regard sur moi.
- Il est temps pour toi de partir, Allie. La destruction de la ville est en train de commencer… Ah.. Il y a une petite boite à l’entrée de l’immeuble que je voudrais que tu emportes avec toi.
- Je.. C’est quoi ?
- Ce sont les cendres d’Emma. Je veux qu’elle soit enterrée ailleurs qu’ici… Ma créatrice…
- Ho !
Emma… Mes yeux se troublèrent… Pauvre Emma qui n’avait jamais été apprécié pour ce qu’elle était mais uniquement pour ce qu’elle représentait. Elle aurait été contente, finalement, de savoir que même après sa mort, sa création pensait toujours à elle.
Je regardais Jay une dernière fois, puis je me retournais, bien décidée à sortir rapidement de cet endroit et bien contente, aussi, de m’en tirer à si bon compte.
Mais je fus soudainement tiré en arrière. Jay venait de m’agripper la main. J’eus un grand cri.
- Allie Jolie… Sache que nous n’en avons pas fini tous les deux…
L’androïde eut un bref sourire puis leva mon poing jusqu’à ses lèvres et y déposa un baiser…
J’étais tellement surprise que je n’eus aucune réaction devant ce geste. Mais mes joues rougirent soudainement.
Je dégageais ma main d’un coup sec tout en le regardant et je reculais vers la sortie, le cœur battant à tout rompre. Jay pencha la tête de côté et me fit son petit sourire impertinent. Maudit androïde !
Je sortis enfin du bureau du directeur en jetant un bref regard en arrière. Mais non, Jay ne me suivait pas. Je dévalais l’escalier et j’arrivais enfin à l’entrée du bâtiment. Je pris la boite qui contenait les cendres d’Emma et je sortis. Puis je me mis à courir en direction de l’aéroport. Au loin, à la périphérie de la ville, je voyais des nuages de fumées : les usines de Newborn étaient en train de brûler. La destruction de la ville était inéluctable.
Pendant tout le trajet que j’eus à faire jusqu’à l’aéroport, la dernière phrase de Jay n’arrêtait pas de tourner en boucle dans ma tête : « Sache que nous n’en avons pas fini tous les deux ».
Pas fini ? Pas fini de quoi ?
Un trouble immense était en train de m’envahir et je me disais que non, ce n’était pas possible.
Ce n’était pas possible.
Ce n’était pas possible ? …