Jeudi 22 janvier 2043 – Belfast

 

Ce que venait de dire Will n’avait aucun sens pour moi et je lui demandais de me répéter ce qu’il venait de m’annoncer. Il poussa un soupir et se frotta les mains l’une contre l’autre, signe tangible de nervosité, ce qui m’étonna encore plus car ce n’était pas du tout dans ses habitudes. Puis, il m'indiqua de le suivre dans le salon afin que l'on puisse discuter plus sérieusement. Je me rhabillais et m'assis à côté de lui, sur le canapé. 

« La Résistance, donc… Qu’est-ce que Star Wars vient faire là-dedans ? »

J’avais voulu faire un trait d’humour mais il tomba à plat et Will me regarda, la mine fermée.

- Ne te moques pas, Allie. C’est très sérieux. La Résistance est un mouvement politique et hmmm… terroriste, qui œuvre à redonner la souveraineté aux nations africaines.

Je haussais de nouveau les sourcils, perplexe. Je ne m’attendais certainement pas à cela. Je demandais alors plus d’explications à Will, qui ne se fit pas prier pour me donner plus de détails sur cette organisation.

- Tu vois, Allie, maintenant que les Etats-Unis ne sont plus sur le devant de la scène internationale, nous pensons que c’est le bon moment pour se défaire du néo-colonialisme qui gangrène les différents états du continent africain et qu’ils retrouvent enfin leur pleine souveraineté et leurs richesses. Le colonialisme des dix-neuvième et vingtième siècle sont finis depuis longtemps mais pour autant, l’Afrique n’a jamais réussi à sortir de sa tutelle étrangère, que ce soit des multinationales occidentales qui se sont implantées pour leurs intérêts propre ou des puissances gouvernementales, comme la Chine, qui phagocytent petit à petit les institutions et gouvernements africains pour avoir la mainmise sur les ressources énergétiques et alimentaires du continent.  Mais ce qui s’est passé à Newborn, « L’Evènement », comme on l’appelle maintenant, a rabattu les cartes géopolitiques. Et c’est l’occasion de pousser notre avantage au maximum afin de redonner le pouvoir aux nations africaines.

Je restais sans voix devant la sortie de Will. C’est qu’il ne m’avait jamais habitué à avoir une position politique aussi tranchée. Il m’avait toujours semblé détaché de tout cela, même si la cause noire lui avait toujours tenue à cœur.

- Je ne comprends pas Will. Pourquoi cela te touche autant ?

- Parce que je ne suis pas né à New York comme tu le pensais, Allie. Mais à Johannesburg, en Afrique du Sud.

J’ouvris de grands yeux et Will eut un bref rire sec devant ma figure étonnée.

- Hé oui, Allie. Je suis Africain et non pas américain. Bon, il est vrai que je ne t’en ai jamais parlé. Mais en même temps, nous n’avons jamais eu l’opportunité de discuter de mes origines… Est-ce que tu veux un café avant que je te raconte mon passé ?

J’opinais de la tête et suivis Will dans la cuisine. Il mit en marche le percolateur et dosa le café d’une main sûre et experte. Pendant tous ces préparatifs, il ne me parla pas. C’est une fois revenus au salon, nos tasses à la main, qu’il reprit la parole.

« Ma famille vivait près de Johannesburg depuis plusieurs générations. Mon père et ma mère travaillaient dans une grande propriété. Ils étaient des « gens de maison » pour le compte de blancs fortunés.

Leur vie allait bien ou à peu près. Ils avaient un toit au-dessus de leur tête, un salaire et de quoi manger. Tout le monde ne pouvait pas en dire autant autour d’eux. Et comme tout allait bien pour eux, ils se sont mis à faire des projets et ont eu un enfant, une fille. Binto. Ma sœur aînée. Une très jolie fille. Enfin, d’après ce que j’ai pu voir sur les photos. J’étais trop petit pour m’en souvenir quand elle est morte. Car oui, elle est décédée. Elle a été assassinée… Binto, étant enfant, accompagnait souvent ma mère lorsqu’elle avait à s’occupée de l’entretien de la maison « des gens aisés ». C’est comme cela qu’elle a fait la connaissance des deux enfants des propriétaires et s’est liée d’amitié avec eux.

Mes parents n’ont jamais trop apprécié cette camaraderie mais ils n’ont jamais voulu influencer ma sœur. Ils pensaient que de toute façon cette amitié disparaîtrait avec le temps, quand les intérêts seraient bien trop divergents. Cela aurait été préférable, mais contre toute attente leur relation entre ma sœur et eux ont perduré.

Binto est devenue adolescente, alors que je venais juste de naître, et elle a été invité à plusieurs soirées qu’Elinn, la fille des propriétaires, organisait. Mes parents ont fortement insisté pour que Binto refuse ses invitations. Mais ma sœur était une adolescente fort têtue et le monde de ses amis l’attirait. Rencontrer de beaux jeunes gens, l’argent, le prestige, faire plus ou moins parti de tout cela l’éblouissait… Alors, mes parents ont encore serré les dents et ont attendu que le rêve prenne fin et qu’il ne la fasse pas trop tomber de haut à ce moment-là. Mais ils seraient là pour la consoler. Hélas, ce n’était pas un rêve qui se brisait mais un cauchemar qui commençait. Mes parents ont retrouvé ma sœur noyée dans la piscine du domaine.

Elle avait été violée et tuée lors d’une de ces fameuses soirées. Le propriétaire a bien évidemment étouffé l’affaire et a licencié mes parents. Sans argent, ils ne pouvaient guère porter plainte. Et, comme tout se savait plus ou moins dans le milieu où avaient travaillé mes parents, il leur fut impossible de retrouver une place dans un autre domaine. Avec tout cela, ils auraient pu abandonner et baisser les bras. Mais, ils avaient encore un enfant à élever, moi. Ils rassemblèrent alors leurs dernières économies pour un aller simple pour New York. Là-bas, ils pensaient qu’une vie meilleure les attendrait, avec un peu plus de justice… »

Will eut un bref rictus et secoua ses dreadlocks d’un geste nerveux puis il avala d’un trait son café brûlant. Je bus le mien à petites gorgées. J’eus une grimace. Il était très amer, aussi amer que le récit qu’il venait de me narrer. Will reposa ses yeux sombres sur moi, le visage crispé par la colère.

- Mes parents ont essayé de me faire croire à la justice, ils ont tout essayé pour que je rentre dans la police, une sorte de revanche sur ce qu’ils avaient vécu en Afrique du Sud. Malheureusement, le racisme existait aussi aux Etats-Unis et de ce que j’ai pu subir des forces de l’ordre, juste parce que j’ai une couleur de peau différente, ne m’a guère donné envie de les rejoindre. Non, j’ai préféré tracer un chemin différent…

- Je… Je ne sais que dire, Will. Je ne pensais pas que toi et ta famille avaient autant souffert… Est-ce que tes parents sont toujours en vie ?

- Oui. J’ai fait en sorte de les mettre à l’abri dès que j’ai eu assez d’argent. Ils vivent maintenant au Portugal, aussi heureux qu’ils peuvent l’être malgré le passé étouffant. Au moins, je sais qu’ils n’ont pas eu à subir la folie de ces derniers temps.

Il eut un petit sourire sans joie puis posa sa tasse sur la table basse. Il se retourna ensuite vers moi le regard résolu.

- Si je te parle de tout cela, ce n’est pas pour que tu prennes pitié de moi. Tu sais bien que ce n’est pas mon genre. Non, j’aimerais que tu rejoignes mon groupe de résistants.

Je ne m’attendais pas à cela et je faillis m’étouffer avec ma dernière gorgée de café. Je le regardais, effarée. Non, mais il était sérieux ?

- Tu es sûr, Will ? Tu sais bien que je n’ai aucune affinité avec quelque sorte de mouvements politiques ou de militantismes.

- Et pourtant… Ce n’est pas toi qui as hacké et rendu la monnaie de leur pièce aux cyberpirates chinois qui s’en prenaient aux administrations américaines il y a quelques années ?

Will me fixa avec un air entendu. Je levais les yeux en l’air et soupirait.

- Oui, bon ok, je l’ai fait. Mais c’est uniquement parce que c’était une sorte de défi pour moi, de voir si j’en étais capable. Après, si cela a pu rendre service, c’est plutôt fortuit.

- Ecoute, Allie. Je ne voudrais pas insister mais j’ai vraiment besoin de toi à mes côtés. Tu es très douée, tu le sais. Tu as pris de l’expérience depuis que l’on s’est rencontré et tu serais un membre très utile dans mon groupe.

- Arrête de me flatter, Will !

- Je ne te flattes pas, je dis juste la vérité. Il n’y a que toi qui pourrais entrer dans le réseau des services secrets russes.

J’eus une exclamation incrédule.

- Les services secrets russes, rien que ça !

- Il faut toujours viser haut pour arriver à obtenir ce que l’on veut… Cela ne te tente pas ? L’excitation, le danger et puis arriver à pénétrer un système aussi bien protégé devrait te plaire. Et si vraiment tout cela ne te convainc pas, je peux aussi te dire que si tu es vraiment à l’origine de la libération d’une I.A. consciente et hostile à l’espèce humaine, tu peux bien me rejoindre pour te racheter…

Je fermais un instant les yeux. Nous y étions. Ma plus grande crainte. Que l’on me reproche tout ce qui s’était passé il y a deux ans. Je regardais Will du coin de l’œil. Il arborait un sourire très satisfait. Evidemment, il avait tapé dans le mille, là où cela faisait mal.

- Tu me fais du chantage maintenant ?

- A la guerre, comme à la guerre…

- Je ne sais pas, Will. Tu me vois comme un élément utile pour toi mais moi, je n’en suis pas sûre. Je ne suis pas une militante, je te l’ais déjà dit.

- Ecoute, Allie, je vais t’emmener voir mon groupe, ainsi tu verras mieux qui ils sont et comment on s’organise. Cela te semblera ainsi un peu plus concret.

Je marmonnais un bref murmure ni affirmatif ni négatif. Cette histoire commençait à aller bien plus loin que je ne le pensais. J’aurais dû lui dire non d’une façon ferme et définitive et repartir aussitôt au Domaine. En l’état, je ne lui devais rien. Mais ce fut ma culpabilité qui me fit rester. Ma fichue culpabilité.

J’attendis donc que Will débarrasse nos tasses et les lave. C’était bien le seul homme dans mon entourage qui était aussi maniaque du ménage. Même si tout le matériel informatique entreposé de manière anarchique dans l’appartement semblait prouver le contraire. Après avoir tout rangé, il prit son blouson et d’un signe de tête m’indiqua la sortie. Une fois descendus l’escalier, Will me fit rentrer dans le pub, pour m’indiquer le premier étage. Là, se trouvait une salle un peu plus cosy, avec des canapés, des fauteuils et une cheminée . La pièce était déjà occupée par trois personnes, une femme et deux hommes, tous de couleur. Ils tournèrent tous la tête à notre arrivée et eurent un air surpris en me voyant.

Ce fut la femme qui afficha tout de suite un air hostile et s’approcha de Will, l’air vindicative.

- Qu’est-ce que cette femme fiche ici ?

- Du calme, Leïla, c’est une amie.

Will lui posa doucement la main sur son épaule et lui sourit. La jeune femme se rembrunit et ne lui rendit pas son sourire. Et le regard qu’elle me lança derrière ses lunettes était tout sauf amical. Elle secoua ses cheveux crépus avec agacement et pointa son doigt sur la poitrine de Will.

- Je n’ai pas envie de me calmer, Will Rattinger. D’abord, tu nous dis d’attendre là pendant je ne sais combien de temps. Et tu te pointes ensuite ici avec une inconnue, blanche de surcroit. C’est quoi ce bazar ?

- Tu vas prendre un autre ton avec moi, Leïla. Je n’apprécie guère qu’on m’accuse sans raison. Je t’ai déjà dit qu’Aliénor était une amie. Et cela doit te suffire.

Will contourna Leïla tout en me tenant par le bras et me dirigea jusqu’aux canapés où étaient assis les deux autres personnes. Un homme habillé d’un sweat rouge et d’un pantalon, avec comme particularité de longs dreads noir. Il me regardait lui aussi d’un air peu engageant. La seconde personne ressemblait beaucoup à Leïla et devait être de sa famille. Et contrairement aux deux autres, il m’observait sans manifester d’hostilité manifeste. Will s’installa sur un canapé et m’invita à m’asseoir à ses côtés. Il fit ensuite les présentations.

- Allie, je te présente Eddie Peackock..

Il me montra de la main l’homme aux dreads.

- .. Et Sélim Thompson, le frère de Leïla. Et, évidemment Leïla Thompson...

Il tourna la tête vers la jeune femme qui s’était assise à côté de lui, le visage fermé. J’avais vu son regard glisser sur le bras de Will qui était négligemment posé sur ma taille et elle avait eu une légère crispation des mâchoires.

- Et donc, je vous présente Aliénor Raven, une amie de longue date et une hackeuse hors-pair.

Le dénommé Eddie eut un claquement de langue exaspéré.

- C’est-à-dire ? Tu n’es pas content de mon travail ? Il te faut une autre personne maintenant ? Une blanche ?

- Ne t’énerves pas ainsi, Eddie. Je suis toujours satisfait de ton travail, n’en doutes pas. Mais Allie pourrait nous donner un petit coup de pouce supplémentaire sur nos actions. Vous savez autant que moi qu’en ce moment nous n’avançons pas autant que l’on voudrait. Il n’y a pas de mal à se faire aider.

- Nous aurions pu en parler avant, Will. Je n’apprécie guère d’être mis devant le fait accompli.

C’était Sélim qui venait de prendre la parole. Celui qui ne m’avait pas regardé d’un air hostile mais qui pour autant n’était pas spécialement ravi de ma venue. J’en voulais quelque peu à Will de me mettre dans une situation pareille. Il me forçait la main sur une situation que je ne maîtrisais pas. Et je comprenais très bien que les membres de son groupe n’apprécient guère ma venue inopinée. Je me levais d’un coup. Will me regarda, interrogateur.

- Allie ? Qu’est-ce qu’il y a ?

- Je n’ai pas ma place ici, Will. Je redescends au pub, je t’attendrais.

- Non, mais attends, Allie. Cela ne se passe pas bien là, mais je t’assure que cela ira mieux ensuite…

- Je ne veux pas être la cause de friction entre vous. Après tout, je ne suis pas venue ici pour cela. A tout à l’heure.

Je lui fis un geste de la main puis me dirigeait vers la sortie. Will me regardait partir d’un air vexé tandis que Leïla se rapprochait de lui, une expression satisfaite au coin des lèvres. Si celle-ci n’était pas jalouse, j’en aurais mis ma main au feu.

Je redescendis donc dans le pub et pour tuer le temps, je commandais un Fish and Ship et un verre de bière. Pendant que je mangeais, je laissais mes pensées dériver sur ce que m’avait dit Will. Je n’aurais jamais pensé qu’il soit à ce point investi dans une cause politique. Il m’avait paru tellement détaché de tout et se moquant de tous les systèmes et organisations. Était-ce finalement un masque qu’il portait pour donner le change ? Ou est-ce que les derniers évènements lui avaient finalement donné l’occasion d’agir pour cette cause qui lui tenait à cœur ? Je n’en savais trop rien mais cela me mettait mal à l’aise. Surtout son insistance pour me voir rejoindre son organisation. Alors, certes j’avais déjà utilisé mes talents pour hacker des comptes chinois ou européens. Mais c’était plus pour le plaisir de l’aventure, l’excitation et l’adrénaline qu’une vraie motivation ou engagement politique. Je comprenais et respectais l’engagement de Will mais je ne me voyais pas y prendre part. Ce n’était pas mon combat et je m’y serais senti fausse. Mais comment lui faire comprendre cela sans qu’il se braque ? C’est qu’il pouvait avoir mauvais caractère par moment.

J’étais toujours en train de méditer cela devant ma bière quand je vis soudain Will descendre l’escalier. Il balaya la salle du regard puis me vit. Il s’avança vers moi, le visage sombre et renfermé et il eut un soupir quand il prit place en face de moi.

- Je ne pensais pas qu’ils seraient tous aussi difficile à convaincre.  

- Will… Enfin, c’est normal qu’ils réagissent ainsi. J’arrive ici comme une fleur, ils ne me connaissent ni d’Eve ni d’Adam, et tu voudrais qu’ils m’accueillent dans votre équipe alors que vous avez déjà une dynamique bien rodée. Et puis, pour tout te dire, j’apprécie très moyennement que tu me forces ainsi la main…

- Pourtant, d’habitude tu aimes bien travailler avec moi, non ? Et tu m’apprécies...

J’eus un mouvement d’humeur en le voyant me faire son numéro de charme et en affichant un sourire on ne peut plus arrogant.

- Will ! Arrête ça, s’il te plaît. Tu as essayé mais tu vois bien que cela n’a pas marché. Accepte de ne pas toujours gagner à tous les coups…

Il se renfrogna et se tut. Tout cela commençait à partir dans le mauvais sens et je pensais qu’il était temps pour moi de m’éclipser de lieu et je le lui dis.

- Tu viens juste d’arriver, Allie. Reste au moins une nuit de plus pour te reposer. On verra demain, d’accord ?

J’acceptais finalement la proposition de Will. Il est vrai que j’étais assez claquée et rien que de penser à tout le voyage retour qu’il me restait à faire pour retourner au Domaine, j’en gémissais intérieurement d’avance.

Bon. En toute honnêteté, je ne fis pas que me reposer dans le lit de Will. Ses caresses avaient réveillé mes sens et je n’eus aucune hésitation face à ses avances à peine déguisées.

Mais, il y eut un moment, alors que le plaisir avait atteint son paroxysme, où ses lèvres me chuchotèrent à mon oreille un « je t’aime » passionné.

Cela me déstabilisa et vint me sortir de mon extase. Mais bien vite, le plaisir revint en force et je m’abandonnais à l’orgasme. Une fois comblé, Will vint se lover contre moi, son visage niché dans ma chevelure, et sa main posée sur mon ventre, possessive, puis il s’endormit.

J’eus, moi-même, plus de mal à trouver le sommeil. En plus des derniers jours passés à voyager et de ce qui venait de se passer cet après-midi, le côté soudain sentimental de Will me troublait grandement. Pour moi, cela avait toujours été clair entre nous. Je l’appréciais bien, j’appréciais nos corps à corps occasionnels mais cela s’arrêtait là. A quel moment, cela avait-il changé pour lui ? Et comment allais-je m’en dépêtrer sans gâcher notre amitié qui m’était précieuse ? 

Je m’endormis sur cette dernière question sans avoir trouvé de réponse satisfaisante.